NOUVELLE N°6
Cette année-là, il n’y eut pas de printemps
pour Marnie . La pire année certainement dans la vie de Mark Arnold
Kaplan, Marnie pour les intimes…
C’en était fini de son histoire
avec Rebecca, celle avec qui il avait commencé à connaître les joies
matrimoniales, celle avec qui il pensait finir le reste de ses jours .
Jeune
avocat, il avait rencontré Rebecca au procès Paradine, qu’elle suivait
en tant que journaliste stagiaire pour le New Yorker. Ce fut le coup de
foudre, ils s’étaient sentis immédiatement enchainés l’un à l’autre,
retenus par une corde aussi invisible qu’indestructible, leur
semblait-il, un amour plus fort que tout…
Ils avaient quitté
rapidement New York et leurs obligations professionnelles et s’étaient
offert une lune de miel anticipée. Ils firent le tour du monde, et
chacun fit découvrir à l’autre les lieux paradisiaques dont il rêvait :
ils firent halte pendant quelques temps dans une auberge à la Jamaique,
où , le soir, ils sirotaient du rhum brun en regardant le coucher de
soleil sur l’océan… Après une courte aventure malgache, Vienne leur
offrit en Europe le chant du Danube et le rythme de ses valses ; Marnie
fit partager à Rebecca l’ambiance excentrique de la maison du Dr
Edwardes, un vieil ami de son père ; et à Paris, ils découvrirent le
secret de M. Blanchard, leur logeur, qui, un soir de confidences, et
attendri par la passion qui se dégageait de ce couple si jeune et
innocent, dévoila pour eux une toile inconnue de Modigliani…
De
retour à New York, ils s’étaient installés dans un petit meublé calme
au numéro 17 de la 47e rue ; Rebecca avait acheté des oiseaux : un
couple d’inséparables, dont la cage tronait devant la petite fenêtre
sur cour, et cachait en partie le rideau déchiré et le papier peint
flétri…
Ils étaient heureux, alors, et se marièrent en toute simplicité le mois suivant …
Le
temps passait, quelque chose avait changé. Rebecca se montrait souvent
distraite, elle rentrait tard parfois sans explication… L’aube d’un
doute effleurait parfois Marnie, puis il commença à avoir des soupçons
; le poison de la jalousie finit par l’envahir et troubler ses jours et
ses nuits .
Epuisé, il décida ce jour-là de rentrer plus tot de son
travail…. Pourquoi en montant les 39 marches qui le menaient chez lui
sentit-il son cœur pris comme dans un étau ? Pourquoi, alors qu’il
s’apprêtait à entrer la clé dans la serrure fut-il pris de sueurs
froides ? Il entra brusquement néanmoins, en une sorte de plongeon,
pour se délivrer de cette psychose qui l’empêchait de vivre . Il
voulait savoir … et il devint l’homme qui en savait trop …
Rebecca
était là, en tendre conversation avec l’homme en qui il reconnut
l’inconnu du Nord Express qui les avait tant intrigués avec ses
anecdotes d’agent secret ; les amants étaient pris au piège …
Marnie,
décontenancé, ne savait que dire, comme frappé par la loi du silence,
et il ressortit, le visage dur et fermé . Il erra longtemps ce soir-là
dans les rues de la ville ; et quand il regagna son logis, celui-ci
était vide . Rebecca l’avait quitté, il le savait …
« Le crime était
presque parfait » ne cessait-il de se répéter : pourquoi Rebecca
avait-elle commis cette maladresse, qui lui avait permis de découvrir
sa tromperie ? …. Il la haïssait pour ce « crime », ainsi qu'il
appelait la chose, et il se haïssait d’avoir lui-même mis fin à ce qui
aurait pu être sauvé de leur relation …
Un matin, il prit sa voiture
et partit sur la route, ivre de vitesse, comme s’il avait la mort aux
trousses ; il s’arrêta dans un motel vide, donc le jeune veilleur de
nuit lui sembla inquiétant, et après quelques heures de repos et la
lecture d’un journal à sensation dont la une titrait : « Une femme
disparaît », il décida de ne pas y passer la nuit, et repartit.
Il
avait dormi dans son automobile garée en bord de route, entre deux
champs de maïs . Au petit matin, hébété et courbaturé, il ne savait que
faire ; il s’appuya sur le capot de l’auto, et se mit à pleurer. Au
loin, il entendait un moteur … pas une voiture, un avion… un avion de
tourisme. Le bruit se rapprochait. L’avion passa au-dessus de lui, une
fois, deux fois, chaque fois un peu plus bas. Il commença à prendre
peur. Il se réfugia dans les cultures et c’est alors que l’avion
déchargea une poudre nauséabonde qui devait être de l’engrais, qui
l’aveuglait et le faisait tousser … L’avion repassa plusieurs fois.
Marnie fut pris de panique, les yeux en feu, haletant et à tâtons dans
le nuage de poussière toxique . Il essaya de courir dans les sillons,
et il trébuchait à chaque pas ; le bruit de l’avion emplissait ses
oreilles de façon terrifiante . Il cherchait dorénavant à regagner la
route … Il finit par y parvenir, et se jeta sur la voie, mais, pour son
malheur, ( son malheur ?) , il ne vit pas arriver la voiture et le
camion qui la suivait de près à grande vitesse …..
« Bordel ! mais c’est quoi ce truc ?…. Coupez ! ! ! » hurla Steven Spielberg dans son mégaphone ….